La première chose qui s’est vraiment ancrée dans ma pratique de la relation d’aide et de la psychothérapie centrée sur la personne, c’est de créer et de maintenir avec mes clients une relation humaine authentique et non conditionnée. C’est à dire que la personne qui vient me voir ne doit à aucun moment ressentir ou avoir l’impression que ma bienveillance à son égard, l’écoute et l’attention que je lui porte, sont liées d’une manière ou d’une autre à la nécessité d’être (ou ne pas être) comme ceci ou comme cela. Et cela différencie fondamentalement la relation d’aide et la psychothérapie des relations « ordinaires » (proches, famille ou amis). La personne va ainsi pouvoir être et ressentir totalement librement, sans craindre ou sans attendre une réaction (qu’elle soit positive ou négative) de ma part. Etre libre d’être elle-même sans avoir à prêter d’attention particulière ni à celui qui écoute, ni aux mots qu’elle dit, à ce qu’elle exprime et sa façon de l’exprimer. La relation d’aide et la psychothérapie dans l’approche centrée sur la personne commencent par cette autorisation donnée à l’Autre d’être complètement lui-même.
Déjouer le mécanisme de l’incongruence
Mais pourquoi faire cela ? Parce que l’idée fondatrice de Carl Rogers, c’est qu’une source intarissable de tensions et de conflits intérieurs vient du désaccord plus ou moins important entre ce que la personne ressent vraiment, l’expérience véritable qu’elle fait du moment ou de ce qu’elle vit, et ce dont elle a conscience, ce qu’elle reconnait, ce qu’elle en pense, ce qu’elle en dit ou ce qu’elle s’autorise à en dire. En effet, la théorie du développement de la personnalité décrit bien ce processus selon lequel entre la petite enfance et l’âge adulte, nous intégrons petit à petit des cadres de références extérieurs, qui viennent se substituer en partie et parfois même en totalité, à la perception «brute», originelle, de notre expérience.
En cherchant à obtenir l’amour des personnes qui sont nos références (nos parents, puis certains membres de nos familles, puis nos amis, puis nos «icônes» ou nos «idoles», ceux à qui nous voudrions ressembler… etc), nous nous adaptons à leur champ d’expérience. C’est à dire que nous essayons d’aimer ce qu’ils aiment, et de rejeter ce qu’ils n’aiment pas. Le risque est que parfois (très souvent en fait), notre propre champ d’expérience est différent, voire contraire… Dans ce cas il n’est pas rare que nous falsifions notre expérience ou que nous la rejetions, voire même que nous nous culpabilisions de ce que nous ressentons. («c’est pas bien ça, papa et maman n’aiment pas»)… C’est ainsi qu’enfant, nous pouvons recracher dans notre assiette quelque-chose que nous n’aimons pas avec un grand «pouah» de dégout, nous sommes totalement ouvert à notre expérience, nous avons pleinement conscience de ce que nous aimons ou n’aimons pas. Et qu’adulte, nous pouvons exercer un métier que nous détestons profondément, tout en pensant que nous sommes très heureux car nous avons réussi à atteindre les objectifs que nous nous étions fixés, et nous en sommes même très fiers…
Plus nous avançons dans la vie, plus nous agrandissons nos cercles de relations, et plus les compromis et autres accords passés avec nous même sont nombreux. Dans certains cas comme dans l’exemple cité juste avant, il se peut que nous perdions même complètement contact avec notre expérience véritable, trop occupés que nous sommes à nous conformer en permanence à toute une série d’injonctions. Ce qu’on appelle l’image de moi, cette projection purement intellectuelle de nous même, ce moi idéal que nous souhaitons être, que nous devons être, devient alors un dictateur qui censure (brime?) constamment le moi véritable…
Voilà donc la source de l’incongruence, et elle peut générer beaucoup de souffrance pour la personne, souffrance qu’elle ne sait bien souvent au départ, pas du tout expliquer :
«Je ne comprends pas, j’ai tout pour être heureux(se) et pourtant je me sens triste, déprimé(e), j’ai l’impression que quelque-chose ne va pas chez moi…»
Si le psychothérapeute veut offrir à la personne la possibilité de s’ouvrir à son expérience, d’accéder consciemment à la perception fidèle de ce qui se passe en elle, à ce moi organismique dont parle Carl Rogers, il est primordial d’enlever tous les facteurs d’adaptation, c’est à dire tout ce qui peut pousser (inconsciemment ou consciemment) la personne à se conformer à un champ d’expérience extérieur au sien. Ainsi, il va chercher à lui donner la liberté d’être elle même, la liberté d’exprimer ce fameux «moi», le moi organismique, de prendre conscience de ce que cela signifie pour elle, de lui permettre de reconnaître et d’aimer cela. Afin qu’elle puisse peut-être modifier voire carrément reconstruire l’image qu’elle a d’elle-même, ce qu’on appelle communément en psychologie «l’image du moi». Et, que soignons-nous en psychothérapie, à part l’image du moi ?…
Sortir du petit jeu habituel des relations ordinaires…
Je repense à ma grand-mère maternelle qui me répétait souvent qu’on récolte toujours ce que l’on sème. Et ce que Carl Rogers a désigné sous le terme de congruence me parle exactement de cela… Il s’agit pour le psychothérapeute de semer de l’humain, de l’authentique, du vrai ! Pour récolter la confiance. Montrer à l’autre qu’il a l’autorisation d’être lui, qu’il peut l’être sans danger, qu’il peut «sortir du jeu» en toute confiance, que la relation avec son thérapeute ne présente aucun risque. Il peut arrêter de «donner la réplique» comme à la pièce de théâtre permanente de beaucoup de ses relations ordinaires. Relations professionnelles par exemple, avec les jeux du pouvoir, les cercles d’influence, ces relations dans lesquelles la «politique» se répand comme un cancer qui n’épargne presque aucune conversation, aucun échange dans les bureaux, salles de réunion, couloirs, devant la machine à café, à la cantine… Surtout, faire toujours bien attention à ce que l’on dit, comment on le dit, et encore plus… à qui on le dit!
Dans les relations familiales aussi, où chacun doit rester bien à sa place, tenir son rôle, (l’aîné qui essaye toujours d’être le plus raisonnable, le cadet qui essaye toujours d’attirer l’attention… le parent indestructible qui ne montre jamais aucun signe qui pourrait s’apparenter à la faiblesse, etc etc…) pour que l’équilibre général (précaire !?) puisse se maintenir. Nous nous sentons toujours «obligés» de respecter les règles en fonction du type de relation. Combien de fois disons-nous vraiment la vérité de notre ressenti, exactement tel qu’il est, à nos collègues de bureau ? Combien de fois disons-nous à nos amis en passant à table que nous n’aimons pas le plat qu’ils ont préparé pour le dîner ? Et combien de fois disons-nous à un dépositaire de l’autorité (comme par exemple un parent intransigeant, un patron autoritaire, un gendarme pas très convivial, ou une juge aux affaires familiales psycho-rigide) que nous nous sentons indisposé voire dérangé par son comportement ?…
Ah les autres! Pour ne pas les blesser ou pour ne pas qu’ils nous blessent, nous faisons des compromis sur ce que nous exprimons, nous passons des accords avec nous-même pour nous adapter à eux, et nous nous accommodons de tout un tas de conditions dans nos relations. A force nous finissons par intégrer complètement ces «jeux» de relations dans nos comportements, ils deviennent de plus en plus naturels, ils s’intègrent pratiquement à nos personnalités. Et ils finissent par nous éloigner de notre expérience immédiate en maquillant nos réactions (parfois même à nos propres yeux !), en bridant notre spontanéité et notre créativité. Nous finissons presque par devenir ces comportements…
L’Autre a besoin de se sentir en sécurité pour être, ressentir, et dire, librement
Alors si je suis vraiment authentique, congruent, si j’exprime fidèlement ce qui se passe pour moi, et comme cela se passe pour moi, si mon client en a conscience, cela peut l’inciter à faire de même, à laisser sa vérité s’exprimer librement, sans prendre garde à ce qu’il pense que l’on attend de lui. Il n’y a plus pour lui à s’adapter, à être comme ceci ou comme cela, il n’y a plus qu’à être tout simplement.
Je m’aperçois que ma «convivialité», ma gentillesse, mon sens de l’humour, ma manière de jouer sur les mots, et mes métaphores parfois «imagées», créent les conditions d’une atmosphère sérieuse et professionnelle, mais dans laquelle on ne se prend pas au sérieux. J’ai l’impression que ma personnalité participe à détendre les personnes qui viennent me voir. Je le ressens d’ailleurs souvent lors des premiers entretiens lorsque les gens sont stressés, gênés, sur la réserve, inquiets de savoir comment cela va se passer. Je vois bien que ma gaîté, ma façon d’être à la fois simple et facile d’accès, ouvert, spontané et chaleureux, les sécurise et les aide à s’ouvrir, à entrer en contact avec ce qui les habite et surtout à l’exprimer simplement «comme ça vient», sans faire attention à la manière de le faire. On peut dire que mon style est en quelque-sorte une invitation pour mes clients à vivre un moment «simple», sincère et authentique.
Une cliente m’a d’ailleurs dit un jour à ce sujet : «votre manière de m’accueillir et de me parler m’a fait penser, lorsque je me suis installée dans votre canapé, que j’allais parler avec un ami». Une autre m’a dit « je me sens bien avec vous car je n’ai pas l’impression de parler à un robot, je suis avec une vraie personne, du coup je dis les choses comme elles viennent…». Il y a aussi cette autre cliente qui m’a dit « j’aime bien que vous me disiez parfois ce que vous fait ressentir ce que je dis, ça me donne l’impression d’un véritable échange, je me sens moins seule avec mes problèmes…».
Dans ma façon d’accueillir l’Autre en thérapie, il y a en tous cas une volonté affirmée (affichée ?) d’enlever de la «pression», de «dédramatiser» l’instant, de créer une atmosphère rassurante, et de favoriser un échange spontané, dans lequel les mots n’ont pas besoin d’être compliqués pour être porteurs de beaucoup de sens. La création de ce climat de simplicité, de confiance, au début puis tout au long de l’entretien, représente pour moi un pré-requis à la thérapie, une véritable «mise en condition». Car si mon client peut sentir l’honnêteté de mes propos et de mes réactions, la transparence de ce que j’exprime, s’il n’a pas l’impression d’être dans une relation «fausse», «convenue», ou «jouée», il y a de fortes chances qu’il abandonne à son tour les «conventions» des relations auxquelles il est peut-être d’habitude adapté. Oui, il y a de fortes chances alors, qu’il se sente au moins un peu plus que d’habitude, libre d’être lui-même…*
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