… il n’y a pas de plaisir ! Et il n’y a pas de créativité non plus, c’est bien là le problème. Car si la quête du plaisir au travail n’anime pas officiellement de nombreux dirigeants d’entreprise, la recherche de productivité des équipes en matière de bonnes idées les préoccupe bien plus.
S’ils savaient que ces deux vœux pieux en apparence contradictoires, sont au contraire, si proches l’un de l’autre ! En tous cas, c’est bien la même cause qui nous en éloigne. Car tout ce qui est de nature à fausser, refroidir, altérer, ou gêner nos relations perturbe également notre capacité à réagir à une situation comme à en jouir tout simplement. Aussi, que ce soit dans nos relations professionnelles ou dans nos relations personnelles, grâce aux enseignements de l’Approche Centrée sur la Personne, Carl Rogers nous propose de retrouver un peu de spontanéité.
La créativité n’est pas une compétence « stable »
Ce qu’ignorent bon nombre de managers, de dirigeants, mais aussi malheureusement de conseils en ressources humaines, c’est que la créativité n’est pas une compétence stable dans le temps, qu’on acquiert par l’expérience ou par la formation. Ce n’est pas non plus une caractéristique personnelle, que d’aucuns appellent d’un terme que j’exècre « compétence comportementale ». Un individu est créatif à un moment donné, dans un endroit donné, avec un contexte donné, dans un état psychique et physique donné. En exprimant simplement ce qu’il est, ce qu’il ressent, ce qu’il pense, en réaction ou en interaction avec ce qui l’entoure. C’est par exemple en voyant la couleur et la texture d’une écharpe au cou d’un passant qu’il aura croisé que ce designer tiendra soudain l’idée directrice du canapé qu’il doit dessiner pour une grande marque d’ameublement… C’est aussi en regardant son enfant jouer que cet ingénieur comprendra le mouvement de balancier qu’il doit donner à une machine qu’il est en train de concevoir pour automatiser une tâche de production. C’est en discutant à propos de tout et de rien à la machine à café que ce manager comprendra d’un coup ce qui ne va pas chez un de ces collaborateurs et aura une idée adaptée à lui proposer…
Les idées ne viennent pas sur commande…
Les idées ne viennent pas sur commande. La plupart du temps elles naissent d’associations de mots, de souvenirs, de sensations, de perceptions, d’émotions, qui vont déclencher quelque-chose. Et ces associations sont bien loin de la portée de notre volonté consciente. D’ailleurs, lorsque nous nous obstinons parfois à chercher sans trouver la solution à un problème, n’arrive-t-il pas que la réponse surgisse d’elle-même alors que nous ne sommes plus du tout concentrés sur la question et que nous vaquons à d’autres activités, que nous pensons à d’autres choses ? Comme si notre réflexion s’était poursuivie en tâche de fond, inconsciemment, et que l’apparition dans la conscience d’un mot, d’une image, d’un son (etc…), avait déclenché l’association qui solutionne le problème et provoqué sa remontée consciente. Ne dit-on pas souvent « je ne trouve pas, il faut que j’aille me changer les idées »? Se changer les idées, c’est à dire sortir, c’est à dire interagir avec d’autres personnes, d’autres éléments, et provoquer peut-être d’autres réactions…
Ainsi, lorsque nous sommes au contact de ce qui nous entoure, dans la perception consciente d’un ici et maintenant, se produit souvent le « petit miracle » du processus cognitif humain, la capacité de créer. Quand je dis cognitif, c’est presque trop réducteur, car nous créons aussi avec le cœur, et avec « les tripes »… Bien sûr, on ne peut ignorer ces idées qui font irruption dans notre esprit, à priori sans lien avec ce que nous vivons à l’instant, mais je me demande s’il ne s’agit pas alors d’associations dont nous ne sommes pas conscients. Car la vivacité avec laquelle se précipitent les informations dans la conscience fait que nous n’en avons pas toujours le souvenir. Qui sait décrire de mémoire tout ce qu’il a vu en entrant dans une pièce pour aller parler à quelqu’un ? Nos yeux nous aurons bien communiqué toute l’information, mais notre « attention » elle ne se sera portée que sur certains détails… comme la photo des enfants sur son bureau, l’odeur des sièges ou la couleur du porte-manteau. Chacun d’entre nous aura finalement une perception tout à fait différente de cette même pièce selon la trace qu’auront laissé ou non dans sa conscience un certain nombre d’éléments…
Tout le monde est potentiellement créatif
Souvent j’entends prononcer dans les entreprises, cette phrase qui m’irrite beaucoup : « n’est pas créatif qui veut ». Sous-entendu péremptoire qui dit que certains font partie des « élus » destinés à produire des idées, quand d’autres sont condamnés à ne pas en avoir et à suivre celles des autres. Savez-vous pourquoi cette affirmation m’irrite autant ? Parce que j’ai été autrefois de ceux qui y croient et je le regrette. Je le regrette car j’ai du parfois écarter des personnes lors de recrutements, des personnes qui auraient certainement eu, dans un autre contexte, dans un autre environnement, de très bonnes idées, peut-être même meilleures que les gens que j’ai finalement retenus à l’époque.
Depuis j’ai changé de religion. Non, en fait c’est beaucoup moins compliqué, j’ai tout simplement renoncé à cette vieille croyance pro-élitiste, devant l’évidence de mes observations, et de mes vécus. Alors tout le monde peut être créatif ? Définitivement je pense que OUI.
La créativité désigne le fait pour une Personne d’avoir des réactions, des idées par rapport à ce qui l’entoure, par rapport à ce qu’il ressent
Mais avant de subir les foudres des « créateurs », des inventeurs, et des artistes de toutes catégories, je dois préciser ce que j’entends par créativité : Pour moi, la créativité désigne le fait pour une Personne d’avoir des réactions, des idées par rapport à ce qui l’entoure, par rapport à ce qu’il ressent, sa vie, ses proches, son travail. Trop souvent je trouve, la créativité est réduite au processus de création graphique, ou sonore, à l’écriture… Mais croyez-vous que quelqu’un qui n’a aucun talent de peinture, de dessin, de composition musicale ou de rédaction trouveras moins d’astuces, de diversions, de solutions pour s’occuper de ses enfants ? Résoudre les petits chagrins, faire plaisir, rassurer, conseiller, « recadrer ». Tous les parents du monde font preuve d’une grande créativité quotidienne, c’est à dire qu’ils réagissent à ce qu’ils perçoivent de leurs enfants, qu’ils s’adaptent aux situations que cela génère et qu’ils inventent en permanence toutes sortes de « solutions » pour y répondre…
Et dans nos vies, plus généralement, ne faisons-nous pas preuve de créativité pour trouver des emplois, pour nous documenter sur les sujets qui nous intéressent, pour décorer nos maisons, pour améliorer notre confort, pour choisir et pratiquer nos loisirs ? Le remplissage de nos vies, de notre temps, met en permanence à l’épreuve notre capacité créatrice… Mais parfois la machine se grippe.
Alors, dans le travail comme dans nos vies, les idées semblent manquer, l’ennui et la lassitude s’installent, on a même parfois l’impression de n’être plus bon à rien. On se met à suivre les autres, à demander conseil sans arrêt, à décider en fonction de ceux qui nous entourent plus qu’en fonction de nos propres désirs…
Le drame du politiquement correct !
Car si les idées naissent spontanément dans nos esprits, avant de pouvoir les concrétiser il nous faut les communiquer à l’extérieur. Et c’est bien là que se trouve le plus grand pas à franchir, car pour cela il y a à passer à travers les mailles du terrible filet qui s’appelle « qu’est-ce que vont penser les autres ? ». Les autres étant tour à tour (ou en même temps, peu importe) des collègues de travail, son patron, des parents, des proches, des inconnus dans le métro, dans la rue… Nous voilà donc occupés, une plus ou moins grande partie de notre temps, à imaginer, à nous faire tout un tas de films sur ce que vont penser les autres – et la réaction que cela va provoquer – vis à vis d’une idée ou d’un choix. Ce processus peut-être parfois très long car il s’agit de faire passer l’idée spontanée à travers toute la machinerie qui permettre de la rendre (potentiellement) « acceptable » par les Autres; quitte à lui enlever toute « fraicheur », toute originalité, et même à la taire complètement.
Je ne parle pas de l’enrichissement de l’idée qui peut naître autour d’un débat, je parle bien de l’expression initiale de la pensée ou de l’idée « telle qu’elle nous est venue ». Et je ne parle pas non plus des processus de maturation des idées qui se produisent dans notre esprit, parfois nécessaires pour bien se les approprier, ou pour les renforcer. Non vraiment, je parle juste de ce processus de censure castrateur, videur de sens et d’humanité, qui nous spolie en nous promettant une sécurité de relation avec les Autres qui n’est que factice, en privant nos réactions et nos idées d’une grande partie de nous-mêmes, de notre identité, de notre vécu, donc de notre richesse. Une sorte de « politiquement-correct-isation » systématique qui appauvrit littéralement les échanges.
Mais pourquoi diable faisons-nous ça ?… Parce que nous avons peur !
Par expérience des réactions qui nous ont mis dans l’embarras, auxquelles nous n’avons pas su faire face, ou auxquelles nous craignons d’avoir à le faire… Nous essayons de nous protéger de ce qui pourrait nous atteindre, comme une moquerie, une remarque déplaisante, un reproche, une critique… En faisant cela, c’est comme si nous essayions d’avoir un certain contrôle sur les réactions des Autres…
Et les Autres font pareil avec nous ! Ainsi, asservis que nous sommes à l’utopie de vouloir maîtriser l’Autre, vouloir « encadrer » ses propres réactions et ses propres idées dans des marges admissibles par nous-mêmes, nous nous éloignons de ce qui est sans doute la plus puissante énergie créatrice de l’être humain : la spontanéité. Comme je l’évoquais déjà dans un article concernant la théorie de la personnalité formulée par Carl Rogers (Lire l’article : « La vérité sort de la bouche des enfants »), nous sommes potentiellement tout aussi créatifs que nos enfants (et peut-être même plus si l’on considère la masse des souvenirs et des connaissances que nous avons déjà accumulés), mais nous gâchons tout, nous perdons le bénéfice d’un talent naturel et universel : l’expression spontanée de notre vécu de nos réactions à une situation, à une question, à un problème quels qu’ils soient, aliénés que nous sommes au regard de l’Autre.
Et l’approche centrée sur la personne dans tout ça ?
Ce que Carl Rogers peut pour nous ? Mettre en pause, réduire voir supprimer complètement ce mécanisme de dépendance au regard de l’Autre, ce juge intérieur qui vient en imposteur, se charger d’évaluer à notre place notre propre vécu des choses, et rendre nos réactions et nos idées lisses, pâles, fades… Ce charlatan qui falsifie nos relations et, au contraire de nous rendre plus « aimables », en grevant notre authenticité il nous éloigne des Autres.
Ainsi, que ce soit en psychothérapie individuelle ou de groupe, en relation d’aide, ou alors dans l’entreprise lors d’entretiens, de réunions, de groupes de travail, l’approche centrée sur la personne permet d’expérimenter pour soi-même comme pour les Autres, le bénéfice des 3 attitudes Rogériennes (que sont l’accueil positif inconditionnel, l’empathie et la congruence) dans la mise en œuvre d’une relation « sécurisante », propice à l’émergence (libératrice) de notre spontanéité, à l’expression sereine de notre personnalité, et à l’éveil de notre « intime » créativité…∗
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