Nous, psychothérapeutes et psychopraticiens Rogériens (c’est à dire qui pratiquons l’Approche Centrée sur la Personne), considérons que l’état d’incongruence du client qui vient nous voir prend une part importante de sa source dans l’écart qui s’est creusé entre la perception consciente que ce dernier a des choses et l’expérience qu’il en fait.
Il faut donc bien considérer, pour ne pas se tromper, que la personne ne réagit pas à une réalité « objective » mais à la façon dont elle perçoit cette réalité, à la façon dont elle la vit. C’est ainsi que la base de la pratique de l’Approche Centrée sur la Personne consiste à se centrer sur le vécu de la personne et non sur le récit qu’elle fait d’une réalité, d’un évènement. Dans le cas contraire, il est fort à parier que le praticien se fasse happer par la tentation « naturelle » de comprendre le récit, de comprendre les problèmes, de comprendre la Personne. Mais une telle écoute, centrée sur le problème ou sur le récit plutôt que sur la Personne elle-même, dans son ensemble, conduit irrémédiablement sur de fausses pistes, des questionnements, des interprétations ou des projections qui risquent d’occulter complètement ce qu’il y a vraiment à accompagner pour faciliter «le processus» du client, et être réellement «thérapeutique».
Quand les mots font «diversion»
D’ailleurs, le récit en lui-même n’est pas fiable du tout, et les paroles d’une personne peuvent tout à fait représenter une formidable «auto» diversion à ce qui a réellement poussé le client à venir. Certains éléments sont ainsi parfois activement chassés de la conscience, en d’autres termes, cela signifie qu’une personne peut se mentir à elle-même, en se racontant une belle histoire.
Et cette jolie fiction n’existe finalement qu’au travers des mots qui la content. Les mots ne sont donc pas le réel, la vie, le vécu. Ils ne sont que des images de cette vie, de ce réel, de ce vécu… Parfois ils tentent de nous en rapprocher car ces images nous font du bien, nous évoquent des choses agréables. Parfois au contraire, ils nous essayent de nous éloigner d’un vécu difficile, de quelque-chose qui nous fait souffrir, soit en « l’habillant » un peu mieux, soit plus simplement en le niant complètement.
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[quote align= »center » color= »#999999″]«La conscience peut imaginer ! Nous pouvons nier une chose en pensées, nous refuser à le considérer et décréter qu’elle est insignifiante, instituer autour d’elle la conspiration du silence». Carl Jung[/quote]
[quote align= »center » color= »#999999″]«Pour l’esprit qui la prend trop au sérieux et l’adore avec idolâtrie comme si elle était la réalité elle-même et non sa symbolisation par des mots, toute formule verbale peut devenir un obstacle sur la voie de l’expérience du réel». Sokei-An[/quote]
L’enjeu principal est donc pour le thérapeute de se détacher de la compréhension du sens, du contenu de ce qui est dit, pour se concentrer sur le deuxième niveau d’écoute, c’est-à-dire la perception consciente de l’état émotionnel de l’autre.
Mettre en œuvre une compréhension empathique, faire preuve d’empathie, c’est d’abord considérer la totalité de l’univers que la personne apporte dans la relation, de son comportement, ses gestes, ses mots, aux émotions qui la parcourent. Et, en considérant uniquement ce qui est apporté par elle, dans « l’ici et maintenant », il est possible de saisir ce qui est vraiment présent, et distinguer ce qui est important pour elle de ce qui ne l’est pas, sans aucune référence à ce qui peut l’être pour nous-même. Si les mots du client – pris indépendamment -peuvent mentir, grimer, déformer ou nier la réalité de son vécu, la compréhension empathique du praticien lui permet de le détecter, de le sentir (même s’il ne le comprend pas forcément).
Le réflexe de compréhension
C’est d’ailleurs en cherchant consciemment à comprendre son vécu, que nous pouvons nous perdre complètement dans le processus du client.
Nous pouvons même nous retrouver en décalage avec lui si nous nous intéressons trop à ce qui s’est passé, si nous restons concentrés sur ce que dit la personne de ce qu’elle a vécu autrefois, en ne nous préoccupant pas de ce que ça lui fait vivre aujourd’hui, de raconter ce passé. D’ailleurs, personnellement, je trouve qu’une une grande part de la difficulté de notre pratique réside dans le fait que le client va principalement évoquer des faits passés, alors que l’accompagnement lui, ne se déroule que dans le présent.
Et que le réflexe de la compréhension est solidement enraciné en nous ! De nombreuses questions peuvent alors se poser au thérapeute Rogérien en formation, comme à tous ceux qui ne connaissent pas l’Approche Centrée sur la Personne, d’ailleurs.
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Comment pouvons-nous réellement aider quelqu’un si nous ne comprenons pas quel est le problème ? Comment pouvons-nous accompagner quelqu’un sur un chemin si nous ne savons pas où il va ? Comment répondre aux questions que se pose un client si nous n’en saisissons pas le sens ?
L’absence de repères dans la relation avec «l’étranger»
Toutes ces questions prennent encore plus de sens lorsque nous nous retrouvons en face de quelqu’un qui est radicalement différent de nous-même. C’est sans doute d’ailleurs ce qui rend la rencontre avec «l’étranger» si impressionnante. Si angoissante. C’est avec cet étranger, celui dont nous ne saisissons pas «intuitivement» l’univers, celui vers qui nous n’allons pas naturellement, qu’entrer en relation fait peur ; comme faire un grand saut dans le vide, un voyage dans une étendue complexe, inextricable.
Et comme le monde de l’autre peut parfois être éloigné du nôtre ! Comme cela paraît « facile » rétrospectivement, d’accueillir l’autre positivement quand on se dit, au fond de soi, qu’on le comprend un peu. Certes le comprendre n’est pas le sujet, n’est pas envisageable réellement si l’on considère ce que l’on a dit précédemment sur la singularité de nos univers intérieurs, mais c’est quand même plus simple et plus confortable lorsqu’il y a entre le thérapeute et son client, un peu de ressemblance, de concordance, de correspondance. C’est un peu alors, comme si on avait des repères, des points auxquels se rattraper, une sorte de main courante qui nous rassure lors de l’exploration du monde de l’autre.
Mais «l’étranger», le vrai, a un monde intérieur très éloigné du nôtre, et lorsqu’on y plonge avec lui, plus de repères, plus de corde qui nous assure. Si on se concentre trop sur ce qui est dit, si on cherche un peu trop à intellectualiser ce qui se passe durant l’entretien, c’est sans doute la «noyade» assurée ; en tous cas, on risque fort de passer complètement à côté de ce qui se joue du processus du client. Notre logique, et notre compréhension sont, pour ainsi dire, totalement disqualifiées.
Heureusement, il nous reste notre capacité la plus fiable ! Celle que nous n’écoutons justement pas assez lorsque nous sommes en terrain un peu plus connu : notre capacité à vivre quelque chose, à le sentir, à le ressentir. Lorsque ni la connaissance, ni les références ne sont plus d’aucun secours, alors il n’y a plus que le vécu, ou comme dirait Carl ROGERS, il n’y a plus que l’expérience que nous faisons de la relation à l’autre, ici et maintenant. Et c’est bien l’entièreté du client qu’il faut considérer, pour sentir, pour saisir ce qui le parcoure, ce qui l’agite, ou ce qui le freine, le retient.
Le récit du client n’est qu’une toute petite partie de lui-même
Son récit n’est qu’une toute petite partie de lui-même ! Le réduire à ce qu’il raconte ou à l’émotion qu’il décrit c’est en tous cas se couper d’une grande partie de son univers et rendre bien difficile la mise en œuvre d’une réelle empathie qui nous permette de saisir et surtout d’accompagner ce qu’il y a vraiment à accompagner pendant le temps de l’entretien.∗
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